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GEORGES W.

10 février 2010

Être assassiné le lendemain du jour de sa mort, cela ne doit pas être très gai. Mais c’est bien ce qui est arrivé la semaine dernière à Georges Wilson. « Un proche de Jean Vilar », « le père de Lambert Wilson »… Sous prétexte de le faire exister une dernière fois, la plupart des nécros dans la presse le présentaient comme une excroissance. Elles étaient malgré tout contraintes de lui reconnaître ses qualités de comédien et une technique au-dessus de tout soupçon. Le contraire m’eût révolté, car, outre le fait que, sauf erreur, c’était lui qui dirigeait le TNP quand j’y ai vu les Troyennes d’Euripide, c’est Georges Wilson qui m’a le premier convaincu que le métier de comédien était un métier.
Je l’ai croisé deux fois. La deuxième, c’était dans un ascenseur du parking de la Gare de Lyon. Il était déguisé en Monsieur Hulot, avec un chapeau de pêcheur auprès duquel la casquette de Charles Bovary aurait pu passer pour la plus parfaite des figures géométriques. J’ai pris, comme d’habitude lorsque je rencontre une célébrité, mon air le plus bovin possible. C’est ma manière de respecter les célébrités : si on les dévisage, on les agace ; si on détourne la tête, elles sont vexées. Je prends donc une expression très imbécile pour leur confirmer leur intelligence. De toute façon, qu’allais-je lui dire ? Pouvais-je lui expliquer entre deux étages la révélation qu’il m’avait apportée en l’espace de quelques secondes une quinzaine d’années plus tôt ?
Un jour des années quatre-vingt, j’avais rendez-vous avec Claude Chabrol pour l’interviewer sur les deux Fantômas qu’il avait tournés pour la télévision. Mais il était déjà en train de terminer autre chose, son adaptation du Cheval d’orgueil, et c’est dans un studio d’enregistrement, à Boulogne, que je le retrouvai. Georges Wilson était là, qui finissait d’enregistrer la voix off du narrateur. Juste une ou deux phrases. Chabrol a dit tout de suite que c’était parfait, qu’il n’y avait rien à ajouter, qu’on ne pouvait pas faire mieux. Mais Wilson a répondu : « J’aurais pu aussi le faire comme ça. » Et il a relu les deux phrases. En changeant quelques accents toniques, ce qui, mine de rien, changeait tout. Rien d’extraordinaire dans cette seconde interprétation. D’une certaine manière, elle était aussi naturelle que la première, et j’aurais pu en faire autant, à ceci près que je l’eusse fait involontairement, alors qu’il était clair que le père Georges savait, lui, avant de dire, comment il allait dire. Il maîtrisait sa voix comme un pianiste contrôle le son d’un piano. Bref, moi qui ne vénérais alors que les producteurs et que les réalisateurs, je venais de découvrir le sens du mot professionnel pour un acteur.
M’amusent à ce sujet les rapports conflictuels entre Georges et Lambert et la manière dont celui-ci s’est démarqué de celui-là pour finalement rester sur la même ligne. Le fils a expliqué qu’il était parti très jeune étudier l’art dramatique à Londres parce qu’il avait vu son père expliquer à un réalisateur britannique qui lui proposait un rôle qu’il ne se sentait pas capable de jouer ce rôle dans une langue qui n’était pas la sienne. Lambert a voulu donc faire ce que son père ne pouvait pas faire et il a traversé la Manche pour aller apprendre le métier de comédien, mais les exercices de diction qui ont constitué le plat de résistance de ses études d’art dramatique à Londres ne sont pas fondamentalement différents de cette gymnastique vocale qui semble avoir été l’une des marques de fabrique de Georges.
Puisque nous avons évoqué Chabrol, un dernier mot sur celui-ci, et sur la naïveté des acteurs qui prétendent qu’il les laisse faire sans leur donner la moindre directive. Juste après Georges Wilson, deux enfants, une petite fille et un petit garçon, arrivèrent dans le studio d’enregistrement pour doubler deux ou trois lignes de dialogue (originellement prononcés par deux petits Bretons qui avaient dû rester dans leur Bretagne natale). La petite fille s’acquitta de sa mission du premier coup. Le petit garçon, lui, n’arrivait pas à être « synchro ». Et sa mère, qui était là pour le soutenir, ne l’aidait en rien. Au bout de quatre prises, elle lui disait sa tragique déception de mère : ne pouvait-il prendre modèle sur la petite fille qui, elle, avait réglé l’affaire en deux temps trois mouvements ? Je ne sais plus si le mot stress était déjà à la mode, mais il y avait du stress dans l’air, et on risquait l’embourbement. C’est alors que Chabrol s’est levé, très calmement, et s’est approché du petit garçon. « Tu sais, lui dit-il. C’est normal que tu ne réussisses pas. C’est ma faute. C’est moi qui me suis trompé. J’ai oublié de te dire qu’il ne fallait pas répéter ce que disait le garçon sur l’écran : “ C’est Ludo qui — qui l’a tiré ”. Il faut que tu dises : “ C’est Ludovic qui l’a tiré ”. »
Deux minutes plus tard, la prise était bonne, et tout était réglé. La mère était contente. Son fils n’avait pas déshonoré la famille.
En un quart d’heure, j’avais appris deux choses. Wilson m’avait montré qu’un acteur n’était pas un gugusse, et Chabrol qu’un pédagogue, un vrai, sait mettre de côté toute dignité personnelle s’il veut faire avancer ceux dont il a la charge. Je ne saurais affirmer que j’applique ce principe tout le temps quand j’enseigne, mais, lorsqu’un élève me demande de réexpliquer quelque chose, je le remercie. C’est lui qui a raison. C’est vrai, je suis allé beaucoup trop vite. J’ai même oublié de dire l’essentiel. Haec est mea maxima culpa.