OMISSIONS IMPOSSIBLES

Les loups ne se mangeant pas entre eux, la réédition en poche (chez J’Ai Lu) du livre inepte de Simon Liberati Jayne Mansfield 1967 est l’occasion de lire et d’entendre ici et là nombre de critiques tout aussi ineptes. Des goûts et des couleurs, dira-t-on ? Peut-être… Mais il s’agit là, d’abord, d’un travail de journaliste, et il contient, du simple point de vue factuel, une quantité de lacunes ou d’approximations qu’on ne saurait admettre. Le devoir de la jeune personne qui, ce matin encore, se présentait comme critique littéraire sur France Inter eût donc été, non pas de lire le « prière d’insérer » de l’ouvrage, mais de se renseigner et de nous renseigner un peu (car il était clair, même si elle lisait en mettant le ton, qu’elle aurait été bien incapable de citer le titre d’un seul film de Jayne Mansfield). Sans doute pourrait-elle répondre qu’elle est déjà bien bonne de lire ce « prière d’insérer » étant donné le salaire qu’on lui offre, et cette justification n’est-elle pas à écarter totalement. Mais on s’engage alors dans une spirale infernale qui encouragera des Liberati à écrire d’autres mauvais livres. Cependant, il y a peut-être plus gênant encore — quelque chose qui ressemble à une profanation du cadavre de Jayne Mansfield.

C’est pourquoi nous nous permettons de reproduire ici quelques remarques que nous avait inspirées cette sinistre thanatographie à sa sortie et que nous avions publiées sur le site Boojum.

MANSFIELD PARQUE

Simon Liberati évoque toute la vie de Jayne Mansfield à partir de l’accident automobile qui entraîna sa mort. C’est effectivement, mais malheureusement, de l’auto-fiction.

Que dit aujourd’hui le nom de Jayne Mansfield au public français ? Pas grand-chose, sans doute. Actrice, rivale de Marilyn Monroe, (fausse) blonde comme elle, mais dotée d’une poitrine bien plus généreuse… Et c’est à peu près tout. En revanche, aux États-Unis, pays où l’on croit aux mythes et à la possibilité de produire des mythes de nos jours encore, une bonne demi-douzaine de livres et un ou deux biopics lui ont été consacrés : les Anglo-Saxons ont senti assez vite que le personnage de gourde dans lequel on tendait à l’enfermer ne correspondait pas forcément à ce qu’elle était vraiment. Pour être précis, il y a un quart de siècle, un ouvrage français, et plutôt bien fait, était venu compléter la bibliographie anglo-américaine. Mais il était de Jean-Pierre Jackson, et Jean-Pierre Jackson était à l’époque le distributeur français des films de Russ Meyer, ce qui ne fit qu’épaissir le malentendu : Jayne Mansfield restait, aux yeux de beaucoup, une caricature et se résumait à ses décolletés.

Simon Liberati, qui a lu la plupart de ces ouvrages (même s’il les cite très brièvement, il les cite), a eu l’ambition de proposer autre chose à propos de Jayne Mansfield, et cette ambition apparaît dans le titre même de son étude/essai/récit : Jayne Mansfield 1967. 1967, c’est l’année où l’actrice est morte, dans un horrible accident automobile (sa voiture s’encastra sous un camion), si horrible qu’il est présenté ici comme la cristallisation tragique de toute son existence. L’ouvrage, au demeurant assez mince, commence par un chapitre très long et rempli de précisions largement fantasmatiques — Liberati était-il là pour entendre le bruit du vent dans les tôles froissées ? — sur l’accident lui-même. Suit une espèce de grand flashback destiné à montrer que la vie que menait Jayne était telle qu’elle ne pouvait se terminer autrement.

Cette manière d’envisager l’histoire ne laisse pas d’être problématique. Elle se fonde sur un finalisme (pour ne pas dire un fatalisme) des plus douteux. Et ce parti-pris en entraîne forcément un autre : pour que la démonstration soit convaincante, ne sont retenus ici de l’existence de Jayne Mansfield que les aspects les plus sombres et les plus sordides — on dit aujourd’hui : les plus glauques. Lisons la présentation de l’ouvrage par l’éditeur lui-même : « Au programme : perruques-pouf, LSD 26, satanisme, chihuahuas, amants cogneurs, vie désaxée, mort à la James Dean, cinq enfants orphelins et saut de l’ange dans l’underground. » Tout un programme en effet ! Certes, il serait vain de prétendre que ces éléments n’aient pas été là, et la dernière partie de la vie de Jayne Mansfield fut à bien des égards une descente aux Enfers (le sex symbol qu’elle avait pu être avait à maints égards des allures d’épave et se livrait à quelque chose qui ressemblait fort à de la prostitution), mais se concentrer sur ces éléments, c’est pratiquer un inadmissible mensonge par omission.

Qu’on puisse définir comme une « enquête » (pour reprendre un mot souvent employé à son sujet) un tel ouvrage alors qu’il est clair, pour qui sait lire, que l’auteur n’a même pas pris la peine de voir les films les plus importants de Jayne Mansfield — et facilement accessibles en dvd —, voilà qui semble ne déranger personne, mais qui n’en est pas moins ahurissant. L’actrice a tourné sous la direction de plusieurs grands réalisateurs américains, tels que Frank Tashlin ou Raoul Walsh. L’auraient-ils choisie s’ils n’avaient vu en elle qu’une cruche ? Quant au péplum italien les Amours d’Hercule, dont Liberati ne cite même pas le titre, c’est peut-être un navet, mais ce navet reste aujourd’hui encore représentatif d’un genre qui fit dix ans durant les beaux jours du cinéma européen. Il faudrait aussi rappeler que Mansfield réussit à s’imposer comme une actrice sérieuse en tournant dans les Naufragés de l’autocar, film inspiré d’un livre de Steinbeck. Quant à l’expression « cinq enfants orphelins » qui conclut presque le « menu » proposé par l’éditeur, c’est un modèle de perfidie. Cinq enfants orphelins, oui. Mais orphelins précisément parce qu’elle n’avait jamais cessé de s’occuper d’eux. Elle les avait constamment avec elle, même dans ses tournées les moins reluisantes. Bref, Liberati fait de Jayne Mansfield, d’un bout à l’autre, une figure de la décadence, en se gardant bien — ignorance ou mauvaise foi — de montrer le revers positif de la médaille : son indéfectible énergie. C’est ce refus de s’avouer vaincue, même dans les situations quasi désespérées, qui fait d’elle une héroïne américaine. Ou tout simplement, une pro. Cette « blonde explosive » savait aussi chanter comme aucune comédienne française ne saurait le faire. Voyez simplement la Blonde et moi.

Tout cela apparaissait clairement dans une biographie parue il y a vingt-cinq ans et due au critique, scénariste et réalisateur irlandais Michael Feeney Callan (qui vient tout juste de sortir un épais Robert Redford), Pink Goddess : The Jayne Mansfield Story. Mais curieusement, Liberati ne fait pas une seule fois mention de cet ouvrage, le seul peut-être à proposer une analyse sérieuse du sujet.

Il est vrai que dans ce merveilleux pays qu’est la France, comme l’a dit il y a déjà bien longtemps Molière, « les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris ». Il n’empêche qu’il est très inquiétant d’entendre dire que Simon Liberati est un écrivain et d’apprendre que son ouvrage vient de décrocher un prix. Réunir des faits minables pour obtenir le Femina, c’était sans doute une excellente recette.

Laisser un commentaire